Nous avons lu pour vous
La morale de cette histoire – Guide éthique pour temps incertains de Pierre-Henri Tavoillot
« Ce livre est imprimé en France par un imprimeur soucieux de préserver l’environnement à travers des actions d’économie d’énergie, de valorisation des déchets, d’utilisation des produits moins nocifs pour la santé des travailleurs. »
Le ton est donné. L’éthique est une approche à la vie, non seulement ponctuelle. Ce n’est pas un stand-alone, isolé mais une manière d’être, de travailler, de vivre.
La mission que l’auteur s’est donné : chercher une réponse pour “l’âge de la confusion” que nous vivons et qui bascule, selon l’auteur, entre le « tout-changisme » et le « rien-fairisme ». Et un trop-plein d’éthique.
Son constat est univoque, l’éthique est partout jusque dans les « ordures éthiques ». Tavoillot s’en désole et tente de remettre l’éthique à sa place. Ceci fait écho au constat d’un Alain Finkielkraut qui dans son livre La défaite de la pensée (1987), fustigeait l’utilisation à outrance, voire absurde du mot « culture ». Tout était culture ou culturel. La culture de la SNCF, la culture du vide, la culture des problèmes publiques, la culture des champignons (et là, c’est bon). Finkielkraut écrivait « Shakespeare vaut une paire de bottes » – l’idée que tout se valait. Tout était au même niveau. Le même phénomène s’est vu en marketing dans les années 1990 où le buzz word était stratégie. Tout le monde faisait de la stratégie ou était stratège. Peu savaient la différence entre stratégie, tactique, plan, développement, démarche, vision…
Pierre-Henri Tavoillot de son côté insiste sur la nécessité de « jalons éthiques » qu’il différencie clairement de
« l’ordre moral » ou moralisme, trop conformiste et dogmatique. Il réfute aussi bien « à chacun sa morale » que
« tout est éthique ».
Sa solution : L’art de la distinction par la « critique » vue comme un échange constructif. La parole. Échanger, Parler ensemble. L’éthique est inconcevable sans autrui. L’idée de l’Autrui est cruciale.
Qui est autrui ? Les hommes, les animaux, la terre (écologie)? Jusqu’où va ma responsabilité ?
Dans un contexte où tout le monde clame le déclin de l’éthique, pour l’auteur des principes moraux apparaissent, quand on prend le temps d’y réfléchir, avec une stabilité, une clarté et une solidité remarquables. Et le concept de l’autrui est la clé.
Trois principes de base n’ont pas changé, selon Tavoillot et devraient être suffisants pour toute interaction éthique humaine :
- « Primum non nocere » du serment d’Hippocrate : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fît ». Bref, le respect.
- « La non-indifférence morale » : « Ne laisse pas faire à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fît, à toi ou à tes proches », comme dirait Coluche « Touche pas à mon pote ». En court : l’attention.
- « Le principe de la bienveillance » ou bienfaisance. Avec une nette différence entre vouloir le bien et faire le bien.
Pierre-Henri Tavoillot structure son livre en parties :
I) Du solide au mouvant… La crise des fondements
… qui part d’un constat simple, que nous vivons tous.
Pour les lecteurs désireux de connaître les bases philosophiques, historiques et sociales de l’éthique, l’auteur nous guide avec bienveillance à travers des univers mythologiques et littéraires, de Prométhée à Faust et Frankenstein pour arriver à une éthique de l’environnement et la bioéthique.
Tavoillot sonde les causes du sentiment de cette crise morale que nous éprouvons. Il identifie trois transformations majeures responsables du sentiment de perte de nos repères, de nos référentiels.
Le premier changement concerne les fondements « éternels », le divin, les traditions et les institutions morales de jadis. Ils sont ébranlés. Nous les avons rejetés, détruits sans pour autant les remplacer. Reste ce sentiment du vide. Nous devons dès lors chercher les repères en nous-mêmes, nous dit l’auteur.
Le deuxième changement majeur concerne les champs d’applications de l’éthique. Les nouvelles technologies qui font partie de notre quotidien, de nous, changent la relation à nous-mêmes, aux autres.
Même la mort, jadis ultime certitude, est sujette au débat, aux questions. Les transhumanistes comme Kurzweil nous promettent la longévité voire la vie éternelle digitale. La mort ne serait plus la fin de vie, mais une rupture de courant…
Et la troisième transformation concerne l’autrui. Qui est autrui ? L’homme, c’est sûr. L’animal ? La nature ?
Le cosmos ? Le robot ? Le stick USB avec les mémoires digitales des morts ?
Ou donc retrouver une base solide ? Dans le dialogue, nous dit l’auteur.
« Le nouveau fondement de la morale c’est qu’elle se discute »
(Il se trouve que Pierre-Henri Tavoillot fait souvent des références subliminales à l’éthique discursive de Jürgen Habermas, un autre « autrui », sans jamais le nommer. Dommage… )
Jürgen Habermas
II) L’éthique en terre inconnue … Nouveaux champs d’application
En terre inconnue, car les nouvelles technologies nous y ont emmenés… mais en fait, c’est nous-mêmes qui nous y emmenons, à vrai dire. Depuis que l’humanité dispose du pouvoir de détruire la planète et de se détruire elle-même, l’éthique n’est plus pensée comme avant, dit Travoillot en se référant à Hans Jonas et son Le Principe responsabilité (1979).
Au-delà de l’éthique des vertus d’Aristote, il faut « reconfigurer d’urgence le disque dur de l’éthique, c’est-à-dire des devoirs et des priorités. »
S’en suit une excursion vers l’éthique de l’environnement, la bioéthique, la génétique ou l’intelligence artificielle, avec comme pierre angulaire : la responsabilité.
C’est à ce moment que l’auteur nous dévoile la question qu’il qualifie de centrale en bioéthique et qui s’applique aussi à l’intelligence artificielle : Comment augmenter l’humain sans diminuer sa liberté ?
Nous pensons évidemment au biohacking, à l’augmentation de l‘humain par des moyens technologiques, puces implantées, cryogénisation ou le célèbre « Eyeborg » – l’homme qui s’est fait implanter une caméra en guise d’oeil … Eyeborg
Bref : cette immense liberté d’action est proportionnelle avec une colossale responsabilité.
Le point culminant du raisonnement est en partie dédié à l’éthique de l’IA. Néanmoins, cette partie pourrait décevoir certains lecteurs versés dans les nouvelles technologies et informés des récentes révolutions. J’avoue que ce n’était pas ma partie préférée, car trop générale, pas assez creusée et nuancée. Mais ce n’est pas grave car ce n’est pas non plus le but de ce livre.
Il s’entend plutôt comme une excellente introduction à la réflexion éthique, son importance socio-culturelle, ses multiples articulations intellectuelles en matière de choix. Le livre pourra nous aider à mieux comprendre les paradoxes éthiques, à faire les distinctions entre ce qui demande une considération éthique ou pas, car pas tout nécessite une discussion au niveau éthique. Et c’est pourtant ce qui se passe aujourd’hui !
Travoillot veut aussi remettre la morale à sa place, qui pour lui est identique à l’éthique (que je ne partage pas),
La dernière partie est celle qui, avec la première, est la plus éclairante.
III) Qui est autrui ?
L’auteur commence fort :
« Je pense exactement le contraire : nous vivons (pour le meilleur et pour le pire) la période la plus morale de l’histoire, parce que nous sommes devenus plus attentifs à ce que toutes les vies soient à la hauteur de la dignité humaine universelle.»
D’accord, il y a plus de prises de conscience de ce qui est bien et pas bien, mais cela veut-il dire que nous sommes plus moraux dans la réalité des faits ? Question grandement ouverte…
Cette dernière partie est une véritable aide pour bien comprendre la nature-même de l’éthique et l’utilité de l’art de la distinction. Qu’elle se définit par rapport à autrui et que nous seuls en sommes responsables. Et voilà que le fil rouge du livre réapparaît : la responsabilité.
L’auteur passe en revue les potentiels « autrui » : homme, animal, nature et discute de façon claire et directe l’humanisme, l’animalisme et le naturisme en rapport avec l’éthique. Il soulève les questions fondamentales « de notre rapport à » auxquelles nous sommes quotidiennement confrontés, et qui nous laissent souvent un goût amer de confusion.
Par exemple, le pour et le contre de notre engagement écologique, être végan, végétalien, végétarien, flexitarien, ou les limites de la protection des animaux en montrant que ni un trop-plein d’humanisme (l’homme seul compte) ou un trop-plein d’animalisme (les animaux sont pareils aux êtres humains) ne mènent à une solution valable, viable éthiquement.
Dans ce contexte, l’auteur fait la distinction entre la « contagion émotionnelle », « empathie » et « sympathie », distinction bien utile entre imiter, ressentir et partager l’émotion pour nuancer et graduer nos décisions. Nuancer et distinguer.
En court : un autrui est quiconque est responsable ou dont on se sent responsable. (Tavoillot)
Pour conclure, et nous le présentions déjà, c’est que le consensus moral est inaccessible. Mais que la solution se trouve dans le dialogue, l’échange et les bonnes pratiques. Mieux vaut débattre que de se battre. Merci Jürgen Habermas. Merci Aristote. Merci Carol Gilligan (porte-parole de la mouvance ethics of care présenté dans cet article).
Ceci nous rappelle que l’éthique est à double-face : lutter contre ce que nous pensons mal et s’engager pour faire le bien.
Aussi futile que cela puisse paraître. Un sourire peut être un grand bien. Et l’indifférence d’autrui ou à autrui un grand mal. Et de comprendre que la morale n’est pas une fin en soi mais un moyen, comme disait Aristote, pour atteindre la grandeur d’âme. Le Suprême Bien, le Bonheur.
Bonne lecture,
Katja Rausch
Pensez-vous aussi que nous vivons une crise éthique?